Title: Philippe Charlier - Intervention ---- Subtitle: Collège de poétique du 31/03/2022 ---- Headerimage: - philippe-charlier-1408x.jpg ---- Theme: Le Temps ---- Subject: Interventions ---- Location: Collège de poétique ---- Related: - resources/philippe-charlier - > resources/intervention-de-jacques-toubon-college-de-poetique-31-03-2022 - resources/frederic-louzeau-intervention - > resources/michele-levy-soussan-intervention - resources/herve-sika-intervention - resources/clotilde-lepetit-intervention - resources/shani-diluka-intervention - resources/nadir-chebila-intervention - resources/mavin-ouattara-intervention - resources/romain-duffau-intervention1 - resources/victor-pitron-intervention - > resources/thomas-lauriot-dit-prevost-intervention - resources/celine-oriol-intervention - resources/christine-peres-intervention - resources/college-de-poetique-le-corps ---- Intro: ---- Resourcecontent: - title: > Intervention au Collège de poétique du 31 mars 2022 layout: | [{"attrs":[],"columns":[{"blocks":[{"content":{"text":"
Je voudrais vous parler d\u2019une arch\u00e9ologie du temps long.<\/p>
J\u2019ai une sp\u00e9cialit\u00e9 un peu multiple, on a qu'une vie donc il faut essayer de la remplir au maximum. Je suis m\u00e9decin, m\u00e9decin l\u00e9giste donc mon m\u00e9tier c'est la mort au d\u00e9part et puis c\u2019est la m\u00e9decine du droit. J\u2019ai fait des autopsies pendant 10 ans. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 m\u00e9decin prison \u00e0 la maison d'arr\u00eat des Hauts-de-Seine pendant 3 ans. J'ai retrouv\u00e9 certains d\u00e9tenus qui \u00e9taient mes patients, je me foutais royalement de ce qu'ils avaient fait ailleurs, pour moi c\u2019\u00e9tait des patients \u00e0 part enti\u00e8re, sur un pied d'\u00e9galit\u00e9. C\u2019\u00e9tait avant la crise du COVID, on se serrait la main \u00e0 l'\u00e9poque. C\u2019\u00e9tait rare qu\u2019un m\u00e9decin de prison leur sert la main, les vouvoie, les appelle par leur nom et leur pr\u00e9nom et non pas simplement par le num\u00e9ro et donc c'\u00e9tait pour eux une exp\u00e9rience nouvelle l'arriv\u00e9e d'un m\u00e9decin anthropologue et arch\u00e9ologue dans leur mur, parce que je suis \u00e9galement anthropologue physique et social, les rituels autour de la mort et la maladie et puis l\u2019arch\u00e9ologie, notamment fun\u00e9raire. Certaines consultations duraient 2 minutes puis d\u2019autres duraient 4h au quartier disciplinaire, en isolement.\u00a0<\/p>
Derri\u00e8re les murs, il y a une disproportion totale du temps.<\/p>
Je vais vous parler du temps long, du temps long de la vie humaine, du temps long des dieux, du temps long qui est le n\u00f4tre et du temps qui ne compte pas.<\/p>
Cette nuit, j\u2019ai r\u00eav\u00e9 de Maria Callas, c\u2019\u00e9tait ici, au Ch\u00e2telet, forc\u00e9ment en lien freudien avec ce qui nous r\u00e9unit ce matin et en fait elle est pass\u00e9e l\u00e0 ou nous sommes, dans ce foyer Nijinsky, elle a march\u00e9 sur ces marches, elle a pos\u00e9 la main sur ces murs et qu\u2019est-ce qui reste d\u2019elle ici? Il reste des souvenirs, des fant\u00f4mes, il reste \u00e9galement des traces parfois. Et au fur et \u00e0 mesure de ma petite existence de m\u00e9decin, d\u2019arch\u00e9ologue et d'anthropologue, je me suis rendu compte que tous ces fant\u00f4mes du pass\u00e9, toutes ces g\u00e9n\u00e9rations qui nous ont pr\u00e9c\u00e9d\u00e9, laissaient une trace d\u2019eux et qu\u2019il est possible gr\u00e2ce \u00e0 des moyens scientifiques, \u00e0 des moyens humains, de remonter ce temps, de le reconstituer. Et ces morts, ces personnes qui sont toujours vivantes mais qui ne sont plus physiquement l\u00e0 aussi, ont laiss\u00e9 une trace d\u2019eux. Ca peut \u00eatre une usure sur les marches, ce peut-\u00eatre un \u00e9clat sur les murs, toutes ces traces qu\u2019on voit autour de nous, ces traces de scotch sur les marches, ces \u00e9clats sur la peinture des chaises, ces lattes de plancher qui ont \u00e9t\u00e9 refaite parce que d'autres humains sont pass\u00e9s ici, ont laiss\u00e9 une trace d\u2019eux et ces traces nous racontent un autre temps, qui est un temps pass\u00e9, qui est arriv\u00e9 juste avant nous ou longtemps avant nous. Et puis si ces traces sont l\u00e0, \u00e7a veut dire que cette personne-l\u00e0 non pas enti\u00e8rement disparu puisqu\u2019il y a encore une trace d\u2019eux. Et \u00e7a pour moi, c'est vraiment un fondamental en anthropologie. La vraie mort, c'est l'oubli et tant qu'on peut encore remonter ce fil du temps, tant qu'on peut encore attribuer une trace \u00e0 un individu est bien c'est que ces personnes-l\u00e0 ne sont pas enti\u00e8rement mortes. J\u2019y pense notamment, et j'en ai pris conscience avec cette visite quand j'\u00e9tais tout petit, je devais avoir 7 ou 8 ans \u00e0 Pomp\u00e9i. Et c'est l'image que je vous donne ici \u00e0 voir, \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir, comme un voyage dans le temps qui est possible. Ce que vous voyez ici, ce sont des fant\u00f4mes au sens total du terme. A l'int\u00e9rieur de ces corps de pl\u00e2tre se trouvent des squelettes mais les squelettes et le corps ont \u00e9t\u00e9 recouvert \u00e0 Pomp\u00e9i en 79 apr\u00e8s J\u00e9sus-Christ par une \u00e9ruption volcanique. Et ils se sont d\u00e9compos\u00e9s, ils sont morts bien \u00e9videmment, et la trace de leur corps est rest\u00e9 bloqu\u00e9e dans les cendres et lorsque les fouilles arch\u00e9ologiques modernes, d\u00e8s la fin du 19e si\u00e8cle ont commenc\u00e9 \u00e0 avoir lieu et bien on a filtrer du pl\u00e2tre dans ce vide qui s'\u00e9tait cr\u00e9\u00e9 et qui remplissait compl\u00e8tement la forme de leur cadavre et vous avez ici un homme et une femme. Rien dit que c'est un \u00e9poux et sa femme, rien dit que cet homme et sa fille ou un fils et sa maman ou deux inconnus tout simplement, on ne sait pas la g\u00e9n\u00e9tique n'a pas parl\u00e9. En tous cas, ils sont enlac\u00e9s l'un dans l'autre pour l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Quand j'ai vu \u00e7a \u00e9tant petit, la photo date de 1898, j\u2019avais l\u2019impression de voyager dans le temps et d\u2019avoir un temps qui \u00e9tait mall\u00e9able, qui peut se distendre et qui permet cette possibilit\u00e9 de voir quelque chose qui s'\u00e9tait pass\u00e9 deux mill\u00e9naires auparavant. Ces fant\u00f4mes la nous disent que le temps est totalement relatif, que le temps est une notion propre uniquement aux vivants. Le temps, c'est quelque chose que nous avons cr\u00e9\u00e9. On a cr\u00e9\u00e9 la montre, on a cr\u00e9\u00e9 cette segmentation des jours, du jour et de la nuit, du moins leur explication, leur interpr\u00e9tation. Une autre civilisation pourrait dire qu'une journ\u00e9e correspond \u00e0 une semaine et que dans une journ\u00e9e il y a 5, 6, 7 couchers de soleil etc. Donc la notion du temps est une invention de l'homme tout simplement. Et c'est corps l\u00e0 nous disent que, par les \u00e9tudes scientifiques, la m\u00e9decine, l\u2019arch\u00e9ologie l'anthropologie, que sais-je encore, on a les moyens de remonter le temps et \u00e7a j'en ai fait en l'occurrence ma vie, en travaillant sur les squelettes, sur les reliques dans les \u00e9glises, sur des ossements divers y compris en m\u00e9decine l\u00e9gale et puis en travaillant aussi sur les souvenirs. Combien de jours et d\u2019heures j'ai pu passer avec les d\u00e9tenus, mes patients. J\u2019aime pas dire le mot d\u00e9tenu -\u00a0 mes patients de prison pour reconstituer leur vie et par ces souvenirs, ouvrir des fen\u00eatres, en fermant les yeux et les soigner tout simplement, les soigner autant avec des mots qu\u2019avec des m\u00e9dicaments et parfois bien mieux avec des mots.<\/p>
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Il y avait un patient souffi que je n'ai vu qu'une seule fois, malheureusement pour moi il a \u00e9t\u00e9 lib\u00e9r\u00e9 tr\u00e8s vite, mais je regrette parce que il \u00e9tait extraordinaire, j'esp\u00e8re le retrouver un autre moment, \u00e9videmment je suis heureux qu\u2019il ait \u00e9t\u00e9 lib\u00e9r\u00e9. Il m'a dit, docteur, puisque vous m'avez pos\u00e9 des questions, moi je vous en poser une. R\u00e9fl\u00e9chissez et \u00e0 la prochaine consultation vous me donnerez la r\u00e9ponse. Essayez de me d\u00e9finir la vie avec juste deux mots. Cette question, il me l\u2019a pos\u00e9e il y a maintenant bient\u00f4t 10 ans. Je me pose encore cette question et je n'ai toujours pas la r\u00e9ponse. C\u2019est une question du soufisme, r\u00e9sumer la vie en deux mots et \u00e7a fait appel \u00e0 beaucoup de souvenirs et un travail aussi m\u00e9moriel.<\/p>
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Quand je travaille sur des ossements, notamment r\u00e9cemment sur la t\u00eate d'Henri IV ou sur les reliques de Marie-Madeleine, conserv\u00e9es dans le sud de la France, il y a un cr\u00e2ne qui est tr\u00e8s bien conserv\u00e9. Et on a la possibilit\u00e9 de reconstituer ce visage \u00e0 partir de cr\u00e2nes secs. C\u2019est un travail tr\u00e8s r\u00e9aliste, m\u00e9dico-l\u00e9gal et cela nous montre \u00e0 nouveau, non ce n\u2019est pas juste un cr\u00e2ne, pas juste un morceau d\u2019ossement. c\u2019est une personne humaine et qu\u2019est-ce qui est plus humain qu\u2019un visage humain? A partir de ce cr\u00e2ne, on peut rendre une humanit\u00e9 qui n\u2019est que mise entre parenth\u00e8se et qui n\u2019a pas totalement disparu vis-\u00e0-vis de ces \u00e9l\u00e9ments de squelettes.<\/p>
Cette humanit\u00e9 ne disparait pas apr\u00e8s la mort,puisque la science en l'occurrence, a les moyens de la reconstituer au fur \u00e0 mesure.\u00a0<\/p>
Dans quelques jours, je vais partir au Cameroun pour faire des fouilles arch\u00e9ologiques, dans une caste sacr\u00e9e qui a disparu au 17e si\u00e8cle. C'est une sorte de Pomp\u00e9i, 2 m\u00e8tres de hauteur \u00e0 peu pr\u00e8s, un amoncellement de cendres et beaucoup d'objets sacr\u00e9s, dont des cr\u00e2nes, des c\u00e9ramiques, des objets du rituel qui ont br\u00fbl\u00e9 et un comme c\u2019est un lieu sacr\u00e9 personne n\u2019y est rentr\u00e9. Vous voyez, la m\u00e9decine ouvre \u00e0 tout, m\u00eame \u00e0 l'arch\u00e9ologie. Cet endroit l\u00e0 est magique parce qu\u2019il permet de faire le lien entre le monde des vivants et le monde des morts, entre le monde de ceux qui vivent, \u00e0 la fa\u00e7on classique et ceux qui vivent dans un autre temps, ce sont les Invisibles. Pas ceux qui sont en mort sociale, pas la v\u00e9ritable mort, non ils sont dans un autre monde, invisible mais pas totalement disparu.\u00a0<\/p>
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\u00c7a existe \u00e9galement dans le vaudou b\u00e9ninois, chez les Egun-gun. Ce sont des revenants, des fant\u00f4mes. Ils sont v\u00eatus non pas comme nos fant\u00f4mes occidentaux de v\u00eatement blanch\u00e2tre, avec un boulet - vous savez que le v\u00eatement blanc des fant\u00f4mes, c\u2019est leur drap mortuaire, ce n\u2019est pas le drap d\u2019un lit dont ils se rev\u00eatent, Les Egun-gun eux, ce sont les \u00eatres de lumi\u00e8re, la mort est une f\u00eate, ils reviennent p\u00e9riodiquement \u00e0 la tomb\u00e9 du jour, vous savez c\u2019est ce moment ou l\u2019on ne sait pas tr\u00e8s bien si c'est le jour o\u00f9 la nuit, si c'est le d\u00e9but ou la fin de la journ\u00e9e, si on est dans le monde des vivants ou dans le monde des morts. Ils sortent de fa\u00e7on \u00e9clatante et avec une voix gutturale. Ils sont pass\u00e9s de l'autre c\u00f4t\u00e9, leur voix a chang\u00e9, et ils viennent dire la v\u00e9rit\u00e9. Car les morts, c\u2019est une expression au B\u00e9nin, voient sous le sol, comme sous les juppes des filles. C\u2019est-\u00e0-dire qu\u2019ils voient tout, ils voient les dessous de tables, ils voient quel mari trompe sa femme, qui verse des pots de vins ou autre chose, etc. Eux ils ont une connaissance totale et ils viennent vaticiner, ils viennent rendre justice et dire ce qui est vrai. Donc les morts ne disparaissent pas. Ils sont toujours l\u00e0 au service des vivants, dans une communaut\u00e9, la longue cha\u00eene des vivants et des morts. Et ils viennent, cette longue cha\u00eene d\u2019union, qui ne dispara\u00eet pas et qui se trouve de temps en temps. Donc pour eux, dans le vaudou b\u00e9ninois, le temps est tr\u00e8s relatif, le pr\u00e9sent n'existe pas dans le vaudou b\u00e9ninois. Je dis le mot pr\u00e9-sent, au moment ou je dit \u201csent\u201d, le \u201cpr\u00e9\u201d a d\u00e9j\u00e0 disparu. Le temps est un claquement de doigts. Deux temps existent dans le vaudou b\u00e9ninois, le pass\u00e9 et le futur. Le pr\u00e9sent est trop fugace pour \u00eatre un v\u00e9ritable le temps.<\/p>
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Je parlais r\u00e9cemment avec le prince Michel de Gr\u00e8ce, qui n'est pas un adepte du spiritisme mais qui conna\u00eet pas mal ce courant mystique, religieux et parfois magique, d\u2019\u00e9l\u00e9vation spirituelles par le rapport intime avec les esprits. Pour Michel de Gr\u00e8ce, qui lui par contre, crois beaucoup aux fant\u00f4mes et qui entretient des rapports assez intimes avec eux, le temps ne compte pas. Le temps je vous l'ai dit, est une notion pour les humains, pour les vivants, mais une fois qu'on est mort, le temps n'existe plus et c'est quelque chose qui est assez important et dont j\u2019ai parl\u00e9 d\u00e9j\u00e0 avec certains d\u00e9tenus qui me disaient : j\u2019ai pas pu assister aux fun\u00e9railles de ma m\u00e8re ou de mon p\u00e8re, on m'a refus\u00e9 la sortie, on m\u2019a refuser une permission pour fun\u00e9railles, pour deuil, etc. Et je m'en voudrai toute ma vie, j'ai fait une connerie, je suis en prison et \u00e0 cause de moi, j'ai pas pu rendre un dernier hommage \u00e0 ma famille, j\u2019ai pas pu assister \u00e0 une naissance, mais c\u2019\u00e9tait surtout les d\u00e9parts qui les d\u00e9rangeaient. Je leur disais, \u00e9coutez, il y a d\u2019autres civilisations, il y a d\u2019autres contextes o\u00f9 ceci est compl\u00e8tement d\u00e9dramatis\u00e9, o\u00f9 le temps ne compte pas. Les morts n\u2019ont pas de montre au poignet, le temps ne compte plus pour eux, il n\u2019y a plus le jour et la nuit. Il y a l\u2019\u00e9ternit\u00e9 tout simplement et donc, c\u2019\u00e9tait pour eux un soulagement. Bien au-del\u00e0 d\u2019une simple figure de style ou d\u2019une m\u00e9taphore anthropologique, ca devenait pour certains une v\u00e9ritable r\u00e9alit\u00e9. Cette id\u00e9e que le temps ne compte pas, que c\u2019est une invention humaine. \u00c9videmment, pour des choses importantes, des naissances, des mariages, etc, on pourrait s\u2019en vouloir de ne pas les avoir v\u00e9cues, mais une certaine vision anthropologique du lointain peut \u00eatre une sorte de bou\u00e9e de secours et qui est loin d\u2019\u00eatre une simple tournure et qui peut devenir une r\u00e9alit\u00e9. Je voulais insister ce matin sur ces diff\u00e9rentes notions, extr\u00eamement relatifs, de temps long qui s\u2019offre \u00e0 nous et d\u2019un regard multiple, pluriel: m\u00e9dical, anthropologique et arch\u00e9ologique, ce que j\u2019ai appel\u00e9 l\u2019arch\u00e9ologie du temps.\u00a0<\/p>
(propos retranscrits par Antoine Ripaud)<\/em><\/p>"},"id":"727d1369-1433-46a9-a436-e6c1cf51d193","isHidden":false,"type":"textBlock"}],"id":"9a242bfb-07e2-418a-800a-7f1764e11414","width":"1\/1"}],"id":"7ab50541-4f17-494f-aed9-1ef2daee0ad9"}]
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